Comment Safran gère-il ses intrapreneurs ? par P Thouverez
Safran a lancé un programme d’intrapeneuriat destiné à l’ensemble de ses collaborateurs, il y a deux ans. Une démarche récente, mais qui traduit la volonté du groupe de développer de nouvelles formes de travail et d’innovation.
Olivier Leclerc est en charge de l’intrapreneuriat chez Safran, au sein de la direction de la R&T et de l’innovation.
Pour Techniques de l’Ingénieur, il a accepté d’évoquer la naissance et les raisons d’être de cette démarche très innovante mais complexe à mettre en place, dans un groupe au rayonnement international, composé de plusieurs dizaine de milliers de salariés.
Techniques de l’Ingénieur : Depuis deux ans, Safran a lancé un programme d’intrapreneuriat. Comment a été initiée cette démarche ?
Olivier Leclerc : Nous avons lancé cette démarche d’intrapreneuriat pour les 90 000 collaborateurs du groupe en novembre 2018. Aujourd’hui, nous sommes donc sur le point de terminer la deuxième saison, et les projets retenus pour cette seconde édition seront présentés dans les jours qui viennent.
Cette démarche d’intrapreneuriat, pour Safran, s’est mise en place avec trois objectifs prioritaires. Tout d’abord, nous visons la création de valeur : développer de nouveaux revenus, investiguer des marchés nouveaux adjacents à l’activité du groupe.
Deuxièmement, il y a un enjeu de transformation culturelle : nous voulons montrer que l’on peut travailler et innover autrement, en développant plus d’agilité notamment.
Le troisième objectif a trait aux talents : comment les retenir, mais aussi comment les détecter, en adoptant une grille de lecture innovante par rapport à ce que l’on fait d’habitude.
C’est ce troisième point qui a été le déclencheur pour la mise en place de la démarche d’entrepreneuriat chez Safran il y a deux ans.
Quel était votre constat par rapport à la gestion des talents que vous évoquez ?
Chez Safran, nous sommes depuis un certain temps dans une phase où beaucoup de collaborateurs vont terminer leur carrière dans les années qui viennent et nous quitter. C’est pour cela que Safran recrutait beaucoup – avant la crise du Covid-19 – et continue à recruter : la question s’est donc posée de savoir comment rester attractifs pour recruter les meilleurs ingénieurs, les meilleurs talents. Cette démarche d’intrapreneuriat s’inscrit dans ce contexte.
Comment s’est déroulée la première saison du programme ?
La première saison de notre programme d’intrapreneuriat s’est concentrée sur les collaborateurs travaillant dans la zone France/Europe. Depuis cette année et la deuxième saison, le programme s’est étendu à l’ensemble des collaborateurs à travers le monde. Nous ne disposons pas encore du recul nécessaire pour évaluer l’adhésion des collaborateurs à la démarche. Pour avoir développé le même type de programme dans une autre industrie, je pense qu’il faut attendre au moins 6 à 7 saisons pour commencer à tirer des conclusions sur l’efficacité de ces démarches d’intrapreneuriat et évaluer leur pertinence.
Pour ce qui est de Safran, la démarche ne touche aujourd’hui pas encore tous les collaborateurs, nous sommes toujours dans une phase d’apprentissage.
Comment sont sélectionnés les programmes accélérés par Safran ?
Nous avons mis en place un processus de sélection en « entonnoir » : concrètement, nous commençons par faire des appels à projets, auxquels peuvent répondre tous les collaborateurs en proposant des solutions pouvant être mises en place sur une échéance de deux à cinq ans. Cela exclut de facto des sujets de recherche plus fondamentaux ou techniques, pour lesquels les timings de mise en place et de développement sont beaucoup plus longs.
A la suite de cela, nous passons en revue l’ensemble des projets proposés pour en retenir une douzaine.
Un représentant senior de chacune des sociétés du groupe compose nécessairement l’équipe du jury de sélection.
Le porteur de projet va pouvoir présenter son projet devant le jury mais également devant l’ensemble des collaborateurs, puisque la présentation est filmée. Cela permet également au jury de découvrir la personne qui présente le projet, évaluer sa capacité à le porter jusqu’au bout. Enfin, cela donne l’opportunité au porteur de projet de convaincre en interne, afin de former une équipe pluridisciplinaire qui in fine développera le projet.
Quelle est la suite du processus ?
Après cette première phase, les équipes sélectionnées ont un mois pour chercher et trouver, au sein de l’entreprise, les compétences dont ils ont besoin pour mener leurs projets à bien. Le but étant pour ces derniers de convaincre des collaborateurs et former une équipe de quatre personnes.
Une fois ces douze équipes constituées, elles repassent devant un jury qui va en sélectionner sept. A partir de là, ces sept équipes vont avoir quatre mois pendant lesquels nous allons leur proposer des formations, de l’accompagnement, afin de leur permettre de développer un véritable plan d’affaires autour de leur projet.
Pendant ces quatre mois, les collaborateurs constituant ces équipes développent ces projets en plus de leur travail « normal » chez Safran. À la fin de cette période, les équipes repassent de nouveau devant un jury pour présenter leur plan d’affaires.
Quels sont les critères de sélection du jury durant cette phase du projet ?
Trois conditions doivent être réunies pour que le projet passe à l’étape suivante : d’abord, il faut être convaincu que le plan d’affaires est intéressant. Ensuite, Il y a au moins une des business unit de Safran intéressée par le développement et l’industrialisation de la solution. Enfin, une partie significative des membres de l’équipe a envie de continuer à travailler sur le projet.
Si ces trois conditions sont remplies, le projet intègre alors notre accélérateur interne et les équipes le constituant travaillent à 100% sur le projet, pendant une durée de un à trois ans.
Nous rendons cela possible en proposant à ces équipes une mobilité interne : les collaborateurs quittent la business unit à laquelle ils étaient rattachés, et deviennent salariés de Safran SA, avec une fiche de poste « intrapreneur ».
Quels ont été les programmes retenus lors de cette première édition ?
Sur la première saison, parmi les sept équipes qui ont présenté leur business plan, le jury a sélectionné deux projets qui ont depuis intégré notre accélérateur.
Le premier projet a trait au développement d’une technologie innovante pour faire de la fonderie aluminium, dans le but de sécuriser l’approvisionnement de pièces rares produites en petites séries.
Le second s’attache à fournir des services d’analyse de conditions des pistes d’atterrissage en temps réel pour les aéroports. Ce dernier projet constitue quelque chose d’assez nouveau pour Safran, puisque nous n’avons pas à l’heure actuelle parmi nos clients des aéroports.
Quels sont les liens entre le programme d’intrapreneuriat et les secteurs R&D chez Safran ?
Il y a forcément un lien entre les secteurs R&D et l’intrapreneuriat, de manière native si je puis dire. Après, les projets développés en intrapreneuriat ont une spécificité qu’on ne retrouve pas forcément sur la R&D, au niveau du timing de la mise en application, qui s’étale sur trois à cinq ans.
Aussi, sur les projets d’intrapreneuriat, on va chercher à évaluer très rapidement l’appétence du marché, des clients pour la solution que l’on veut développer. En R&D, c’est plutôt l’inverse qui est fait. Il y a donc une certaine complémentarité qui se met en place.
La crise sanitaire que nous vivons depuis le mois de mars conforte t-elle cette volonté d’aller vers plus d’agilité via l’intrapreneuriat ?
Il est certain que les arguments développés à la genèse du programme et que j’ai évoqués tout à l’heure, à savoir le développement d’une nouvelle agilité, d’une manière d’innover différente, trouvent dans la crise sanitaire actuelle un écho particulier. Même si évidemment nous nous serions bien passés de cette crise, les problématiques nouvelles qu’elle draine sont en partie adressées par le programme d’intrapreneuriat mis en place depuis deux ans, en effet.