Décloisonnement : Pourquoi coopérer n’est pas évident pour chacun d’entre nous par L Jouhier
Il est urgent de décloisonner
Sur l’enjeu du décloisonnement, les réponses des personnes interviewées sont unanimes : il est important et urgent de décloisonner les organisations.
- “C’est tout à fait fondamental, la culture d’entreprise en France est généralement en retard sur ce sujet par rapport à ce qui se passe dans le reste du monde” nous dit Henri Kayser, Manager de transition.
- « C’est une question essentielle pour toutes les grandes entreprises/organisations qui ont une stratégie visant à mettre le client numérique au cœur de leur proposition de valeur” nous dit Pascal Buffard ex CEO AXA Technology Services chez AXA.
Dans notre monde incertain et mouvant, le cloisonnement des organisations est une situation qui n’est plus adaptée. Il faut en finir avec les silos dans les entreprises.
Pour les personnes que nous avons rencontrées, les bénéfices d’un décloisonnement des organisations sont nombreux :
- En premier lieu, une créativité collective accrue, des décisions et des choix qui seraient meilleurs : “Une plus grande créativité, une plus grande réactivité” nous dit Henri Kayser.
- “Une meilleure compréhension de la stratégie et du sens des actions mises en œuvre au sein de l’entreprise“ nous dit un chef de service à la Banque de France.
- la fluidité du travail s’en trouve largement améliorée : “Plus d’échanges de bonnes pratiques entre les équipes à tous les niveaux de hiérarchie, plus d’efficacité par le transfert de connaissance, plus d’agilité” cite une responsable des partenariats dans un grand cabinet de conseil.
Le cloisonnement « opacifie l’organisation, déresponsabilise, voire démotive, fait perdre en efficacité »nous dit un Directeur Financier d’une grande entreprise du CAC40.
La montée en compétences des acteurs sur des thèmes proches de leur champs initial de responsabilité s’en trouverait aussi améliorée : le cloisonnement abusif empêche ”le développement de la multi compétences des collaborateurs » nous dit Serge Morelli, DG d’AXA Assistance.
« Il est clair que dans mon organisation, une communication parfaite et un décloisonnement parfait auraient pu et pourraient faire économiser plusieurs dizaines de millions d’euros par an en coûts de R&D mutualisés et en gains de production » nous dit un directeur général d’une grande entreprise industrielle.
Les bénéfices du décloisonnement sont donc importants : meilleures décisions, meilleure créativité, plus de compétences, partage des bonnes pratiques, meilleure motivation, synergies entre départements.
Mais pourquoi ces « cloisons » existent-elles ?
Si les organisations en croissant, créent des départements et des services, c’est que cela est nécessaire : cette organisation permet de spécialiser les ressources, de créer des expertises, de réduire la complexité pour chacun. C’est la fameuse division du travail. Une entreprise non subdivisée ne fonctionnerait pas.
Cette division est inévitable car une organisation dans laquelle tout le monde aurait une polyvalence globale ne fonctionnerait pas. Un collaborateur ferait de la production le lundi, de la vente le mardi, de la R&D ou du marketing le mercredi, du service après-vente le jeudi, et le vendredi du support (GRH, informatique, finance). Cela serait assurément intéressant et passionnant, mais la productivité serait très faible. En ne pratiquant chaque processus qu’une fois par semaine voire une fois par mois, notre productivité chuterait lourdement. C’est d’ailleurs ce que nous avions démontré, mesures du temps très précises à la clé, il y a une dizaine d’années chez un des principaux opérateurs téléphoniques européens. L’acteur unique dans les centres de services client était une belle idée et permettait au client d’avoir une relation forte avec son gestionnaire, cela n’était économiquement pas viable. Mais nous l’avions quand même expérimenté, et nous avions constaté que même entre eux, les acteurs se répartissaient les tâches difficiles de façon définitive ! Sans que nous le demandions, la répartition des tâches et la division du travail se mettaient en place.
Donc les organisations ont besoin de se subdiviser. Une organisation sans sous compartiment ne fonctionnerait pas. Ce que nous reprochons aux organisations cloisonnées est en fait qu’elles sont peu fluides : le cœur du problème est que d’une cloison à l’autre, de l’information ne circule pas, soit de peur que l’autre ne s’en empare aux dépens de son détenteur initial, soit parce que nous n’avons pas le temps de le faire, soit encore parce que nous ne pensons pas que cela soit utile.
Ce ne sont pas les organisations qui sont a priori trop subdivisées (même si cela existe bien sûr), ce sont nos pratiques personnelles qui fabriquent ce cloisonnement abusif.
Car coopérer n’est pas évident. Que nous soyons collaborateurs ou managers, nous développons tous des comportements ou pensées non coopérants.
Quels sont les freins à la coopération ?
Frein numéro 1 à la transversalité : la zone de confort
Travailler de façon transversale réclame de l’énergie supplémentaire : quand nous travaillons avec notre entourage proche, tout est plus facile. Les activités et les contextes de travail sont connus. On parvient à décoder ce que dit une personne au travers de la connaissance que nous avons de lui ou elle. Nous échangeons tout simplement, sans avoir à expliquer pourquoi on fait les choses. L’humour s’est bien souvent installé et agrémente le travail .
A partir du moment où l’on travaille de façon transversale, tout se complexifie. Il faut expliquer, justifier, contextualiser le travail qui va devoir être fait ensemble. Il faut réaliser cette communication à des personnes que nous ne connaissons pas, ce qui génère un stress et un effort important. Et il faut par moment ajuster la nature de travail pour faire coïncider les intérêts et moyens des acteurs à mobiliser.
C’est un investissement assez lourd que nous sommes prêts à réaliser dans un projet ambitieux, mais qui devient beaucoup plus incertain dans le cadre des activités quotidiennes.
Opter pour un comportement transversal génère chez chacun d’entre nous une dépense d’énergie supplémentaire. Et à partir du moment où nous devons engager une dépense d’énergie importante, nous évaluons souvent inconsciemment l’intérêt à le faire. Quelquefois nous ferons l’effort, d’autre fois non.
En synthèse, nous rechignons à coopérer car c’est fatiguant.
Frein numéro 2 à la transversalité: le pouvoir
Pour beaucoup, l’information c’est le pouvoir.
“La culture du territoire, l’impression que l’information c’est le pouvoir” cite Henri Kayser, comme frein à la transversalité.
“La croyance (souvent inconsciente, ou en tout cas rarement explicitée) que le travail transversal va faire perdre sa légitimité, son pouvoir” nous cite Hélène Valentin, consultante associée chez Libres Détours. Nous rechignons à coopérer car nous estimons que nous prenons alors le risque de perdre une position distinctive.
Or, le manager de demain c’est celui qui coache son équipe, partage l’information et fait grandir ses collaborateurs à la fois sur le plan individuel et sur leur façon d’interagir avec les autres.
« J’ai dirigé un projet pour décloisonner et mieux faire fonctionner les relations entre les ventes et le marketing, l’objectif étant d’augmenter le retour d’expérience client pour améliorer les produits existants et aussi de mieux recenser les besoins futurs des clients pour organiser la définition et les développements des produits futurs. On se heurtait par exemple à la réticence des vendeurs d’organiser des visites client pour le marketing de crainte que cela leur fasse perdre du temps pour réaliser leurs ventes ou tout simplement par crainte que les marketing managers contactent ensuite directement leurs clients… » nous dit Jean-Louis Lair, Director Marketing & Business Development, Europe Middle East and Africa chez Rockwell Collins.
Les comportements transversaux ne sont pas sans risque par rapport au pouvoir détenu.
Agir de façon transversale, c’est prendre le risque de partager ses intentions, ses bonnes idées, ses idées phares. Se développent des pratiques de rétention de l’information : partager l’information revient à penser que nous partageons aussi notre pouvoir.
Or cela est totalement faux. Les personnes qui prennent le pouvoir ne sont pas celles qui profitent de l’information des autres (je ne dis pas que cela n’arrive pas, mais cela ne fera pas la différence in fine), mais ce sont les personnes qui apportent une nouvelle vision et une assurance quant à leur capacité technique et humaine à la déployer.
Frein numéro 3 : le système d’objectifs personnalisés ne favorise pas la coopération
Au fond, est-ce que l’organisation nous demande de coopérer ? 99% d’entre nous sont objectivés sur des résultats très fermés. Rares sont ceux qui ont des objectifs transverses.
Nous hésitons à coopérer car on ne nous le demande pas. Ce n’est pas dans les objectifs qui nous sont assignés.
Du coup, certaines des personnes que nous avons interrogées pensent qu’il faut faire évoluer le système d’évaluation. “L’évaluation des acteurs, est souvent faite sur leurs résultats propres et non sur leur contribution au succès commun”. Il faut mettre en place des « incentives sur des objectifs partagés “ nous dit une autre répondante. Il est nécessaire de “faire primer l’intérêt général sur les intérêts locaux “ nous dit un responsable d’un département Architecture au sein d’une DSI.
Les difficultés semblent être liées à ces trois facteurs : zone de confort, enjeux de pouvoir, objectifs trop individualisés.
En synthèse,
Idée n°1 : le décloisonnement des organisations est un sujet majeur aujourd’hui, du fait du contexte fort de transformation et d’innovation et de la culture actuelle des organisations françaises.
Idée n°2 : il ne s’agit pas de supprimer les départements et les services, mais de fluidifier la circulation de l’information et de créer des synergies (mutualisation de moyens autour d’un objectif commun) entre certains acteurs.
Idée n°3 : la réalisation de ces bénéfices, se heurte à des croyances de perte de pouvoir et des processus de fixation d’objectifs et d’évaluation trop centrés sur les enjeux propres des départements ou services (transcrit par le fameux « ça, ce n’est pas mon problème ») et une hésitation à fonctionner de façon transversale du fait de son coût énergétique supplémentaire significatif insuffisamment valorisé.
Loïc Jouhier
Remerciements
Un grand merci aux professionnels qui nous ont apporté leur expérience et leur point de vue, ainsi que leur temps précieux : Thomas Darbois, Ann-Kristin Benthien, Hélène Valentin, Henri Kayser, Pascal Buffard, Serge Morelli, Jean-Louis Lair, Henri Alexis Corvol