Pour une approche scientifique de la créativité par J Zimmermann
Rapidement, j’ai eu envie de confronter ces deux univers. J’étais curieux de comparer ce que l’on disait de la créativité dans le domaine de l’innovation et dans celui de la recherche scientifique. J’ai alors commencé ma petite enquête en fréquentant des événements sur la créativité, en participant à des ateliers et des formations dans les incubateurs de startups et en rencontrant des personnes intéressées par le sujet.
On se focalise avant tout sur des anecdotes, de l’inspiration et des méthodes. On nous invite plutôt à “oser” et “se lâcher” qu’à trop réfléchir. Finalement, on ne cherche pas à expliquer son fonctionnement, et la créativité garde une apparence de mystère.
Pourtant, je suis convaincu qu’une meilleure compréhension de la créativité pourrait nous aider à dépasser certaines limites. Et notamment : démystifier la créativité pour en abandonner certaines fausses croyances qui nous handicapent ; et compléter l’usage des méthodes par plus de recul et de réflexivité. Je développerai ces deux points dans la suite de l’article.
C’est à partir de ce constat que j’ai commencé mes activités de consultant et d’intervenant auprès d’entreprises et de grandes écoles : pour aider les participants, grâce aux sciences cognitives, à mieux comprendre et utiliser leur potentiel créatif.
Aujourd’hui j’ai décidé de commencer ce blog, “Le labo des idées”, pour vous inviter à une exploration rationnelle et scientifique de la créativité. Ce premier article a avant tout pour objectif de vous proposer un état de l’art de nos pratiques actuelles.
1. Il faut démystifier la créativité
La créativité est la capacité à produire un contenu qui soit à la fois nouveau et adapté (voir Psychologie de la créativité de Todd Lubart et al). C’est un processus mental qui nous permet d’explorer au-delà de nos connaissances déjà acquises, en déconstruisant, recombinant et restructurant les informations.
Il serait difficile de comprendre sa créativité avec seulement du bon sens. Tout simplement parce qu’elle est le fruit de facteurs multiples, ce qui rend délicat de retracer la genèse des bonnes idées. Ce n’est que récemment que la science a fait de grands progrès dans sa compréhension. Il n’est alors pas étonnant que de tous temps la créativité ait été couramment considérée comme mystérieuse et hors de portée de notre compréhension.
Dans l’Antiquité, les Grecs pensaient que les bonnes idées relevaient d’une intervention divine (voir à nouveau Psychologie de la créativité de Todd Lubart et al). Puis, au 18ème siècle, on a considéré la créativité comme une forme de génie inné réservé à quelques élus, en général mathématiciens ou artistes.
Aujourd’hui, nous n’en sommes plus là. Nous avons bien compris que la créativité n’a rien de divin et qu’elle n’est pas réservée à quelques génies. Mais l’influence des Grecs transparaît encore dans notre conception de la créativité. On associe toujours la créativité à la figure mythique du génie, du fou ou de l’artiste torturé, et on se refuse à chercher à la comprendre. On nous invite à « penser comme un artiste », « libérer notre créativité », « redevenir un enfant »…
Comme si, pour avoir de bonnes idées, il suffisait de se débarrasser des carcans sociétaux ou du fardeau quotidien. « Laissez-vous aller ! Lâchez-vous ! » et si les idées ne viennent pas, tant pis pour vous.
Se lâcher ne suffit pas
Il est vrai que oser est une étape importante dans la créativité (les travaux sur le rôle de la motivation sont nombreux). Mais l’erreur de cette vision est de croire que, une fois libérée de ses interdits, la pensée serait naturellement créative. Comme si avoir des bonnes idées allait de soi, et qu’il ne s’agissait que d’une question de désinhibition.
La recherche académique en sciences cognitives suggère au contraire que notre pensée n’est pas spontanément créative, elle aurait plutôt une tendance naturelle à se maintenir dans les chemins les plus habituels. Nos premières intuitions s’appuieraient sur les solutions les plus communes pour nous permettre de répondre de façon rapide aux situations que l’on rencontre au quotidien. On parle aujourd’hui alors d’un “effet de fixation”. Entraîner notre pensée à sortir des sentiers battus pour emprunter des voies inédites, ce que Edward de Bono appelle la pensée latérale, demande donc de l’effort et de l’apprentissage.
Cette conception de la créativité nous handicape
Le problème de cette vision de la créativité, c’est qu’elle ne nous invite jamais à questionner, entraîner et encore moins comprendre notre créativité. Finalement, elle nous incite à rester le spectateur patient et impuissant de notre créativité capricieuse. C’est une erreur, car les bonnes idées ne viennent pas toutes seules (ce sera le sujet du prochain article).
Elle contribue également à renforcer la croyance selon laquelle la créativité ne pourrait pas être enseignée. Aujourd’hui, dans la plupart des parcours « entrepreneuriat », on n’apprend pas aux étudiants à avoir des idées. C’est pourtant de ces étudiants que l’on espère voir émerger les futures entreprises innovantes.
Pour progresser sur le sujet de la créativité il faut donc que l’on dépasse cette vision mystifiée de la créativité, car elle propage de fausses croyances et nous encourage à un comportement passif contre-productif. Une meilleure compréhension scientifique de notre créativité est une alternative nécessaire.
2. Une première solution : les méthodes de créativité
Dans les années 50, avec un besoin croissant d’innovation et de renouvellement des entreprises, on ne pouvait plus se contenter d’attendre que les bonnes idées viennent toutes seules. Alors, faute de comprendre la créativité, on a inventé des règles et des processus pour la favoriser. C’est l’apparition des méthodes de créativité.
Une des premières méthodes, qui est toujours la plus populaire aujourd’hui, est le brainstorming. Il a été inventé par Alex Osborn, directeur d’une agence de publicité, qui avait constaté que la plupart de ses réunions n’étaient pas très productives, et aboutissaient le plus souvent au rejet des idées ou au compromis. Et en particulier une phrase revenait sans cesse : « ça ne marchera jamais ». Pour contourner cette peur de la faisabilité, Osborn proposa une règle toute simple : séparer les phases de convergence et de divergence, c’est-à-dire le moment où on génère les idées du moment où on les évalue.
Depuis, de nombreuses méthodes de créativité sont apparues, et leur usage est devenu très populaire. Au point que, lorsque aujourd’hui en entreprise, on parle de créativité, on fait presque systématiquement référence aux méthodes.
Ces méthodes ont une vraie valeur ajoutée ! Elles sont une première parade à la vision mystifiée dépassée de la créativité puisqu’elles nous invitent à générer de façon consciente et volontaire des idées. Mais sont-elles suffisantes ?
Les limites que rencontrent les méthodes aujourd’hui
En échangeant avec de nombreuses personnes, dans les incubateurs, les startups ou les grandes entreprises, j’ai constaté qu’il y avait une lassitude face aux méthodes. J’ai répertorié trois limites principales que les méthodes rencontrent aujourd’hui :
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- Les méthodes stagnent depuis 65 ans : depuis le brainstorming, les méthodes se multiplient mais s’appuient sur des principes similaires. Et finalement, après toutes ces années, c’est toujours du brainstorming dont on entend le plus parler. Alors pourquoi n’arrive-t-on pas à progresser dans ce domaine ? C’est en grande partie dû au fait qu’il est difficile de savoir ce qui marche ou ce qui ne marche pas car la créativité est délicate à mesurer.
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- Les méthodes nous demandent une confiance aveugle : la plupart des méthodes de créativité sont utilisées comme des étapes à suivre, sans en expliquer la logique sous-jacente aux participants. On n’a alors pas d’autre choix que de faire aveuglément confiance à ce que l’on nous demande… ou de refuser la méthode mais ça ne rend pas la séance plus efficace. C’est frustrant de ne pas comprendre pourquoi on applique telle règle plutôt qu’une autre. Et puis, c’est aussi contre-productif : si on ne comprend pas comment elles fonctionnent, il est difficile de savoir quand réutiliser telle méthode ou telle autre.
- Les méthodes ne suffisent pas à enseigner la créativité : le but des méthodes est de nous permettre de produire des idées pendant un moment défini, pas de nous apprendre à être plus créatifs. Du coup la créativité se limite bien souvent à ces rares « ateliers de créativité », et les individus ne peuvent pas réinvestir cette compétence dans leur quotidien professionnel.
Les méthodes de créativité apportent beaucoup en donnant des règles et un cadre à la créativité. Mais si on souhaite permettre un réel apprentissage de la créativité et une autonomie dans sa mise en place au quotidien, il faut aller plus loin. Selon moi, il serait bénéfique que ces méthodes soient accompagnées d’un enseignement théorique.
3. Les sciences cognitives pour mieux comprendre notre créativité
Dans tout apprentissage, on a besoin de méthodes, de pratique et de compréhension. Par exemple, on peut apprendre le piano par des méthodes et de la pratique, mais tôt ou tard, pour progresser, il faudra comprendre la logique de l’instrument et des harmonies. Ou encore, on peut apprendre la navigation maritime par des méthodes et de la pratique, mais tôt ou tard il faudra comprendre de quelle façon est constitué un bateau, où se situent les étoiles, et comment se comporte la mer selon les conditions météorologiques. Comprendre pour apprendre. C’est la clé de l’autonomie, de l’adaptation et de l’expertise.
Pour apprendre la créativité, c’est la même chose : on n’a pas seulement besoin de méthodes et de pratique mais également de compréhension.
Comprendre sa créativité nous offre plus de recul et de contrôle: percevoir les dynamiques en jeu dans un groupe de créativité ; comprendre les méthodes pour mieux les pratiquer, les ré-appliquer, voir même les détourner ; comprendre d’où viennent nos meilleures idées et comment les favoriser ; prendre du recul sur les blocages que l’on rencontre dans la résolution d’un problème et les contourner… Dépasser les dogmes, les tendances et les méthodes miracles.
Les sciences cognitives nous offrent la possibilité de mieux nous connaître
En étudiant le cerveau et le comportement, les sciences cognitives étudient l’humain. Ce que nous offrent ces “sciences de l’esprit” c’est donc la possibilité de mieux se connaître.
Sur le sujet de la créativité, les sciences cognitives regorgent de travaux utiles à sa compréhension. Par exemple, elles étudient les modes de pensée qui mènent ou non à l’originalité, les différences de personnalités dans la créativité, ou encore l’impact des pauses dans le processus créatif. Toutes ces connaissances, communiquées de la bonne façon aux innovateurs, peuvent les aider à mieux comprendre et mieux utiliser leur créativité.
4. Concrètement, comment utiliser ces connaissances ?
Je vois aujourd’hui plusieurs pistes prometteuses pour moderniser nos pratiques de créativité grâce à plus de théorie et de science. Certaines sont même déjà en développement…
Perfectionner nos méthodes
La perception que nous avons de l’efficacité d’un atelier de créativité est insuffisante car biaisée (comme le suggère cette étude). Ainsi, les méthodes gagneraient à s’appuyer sur des résultats scientifiques pour délier le vrai du faux. C’est le cas de la méthode CK, une méthode de conception innovante qui est née il y a quelques années au sein d’un laboratoire de recherche de l’Ecole des Mines de Paris. En particulier, elle s’appuie sur le concept d’effet de fixation, issu de la psychologie cognitive.
Théoriser et documenter nos politiques de créativité
Certaines entreprises prennent aujourd’hui le temps de mieux théoriser, documenter et évaluer leurs politiques de créativité et d’innovation. C’est par exemple le cas de Pixar qui en a fait un livre devenu célèbre : Creativity Inc. On peut également beaucoup espérer de collaborations entre laboratoires et lieux d’innovation.
Enseigner la créativité aux futurs innovateurs
Enfin, je suis convaincu qu’un enseignement théorique et scientifique de la créativité destiné aux acteurs de l’innovation serait complémentaire à l’usage des méthodes. C’est ce que j’expérimente dans mes pratiques de consultant et d’intervenant, et j’observe avec joie un accueil très positif à ce renouveau théorique et scientifique.
Source : https://medium.com/le-labo-des-id%C3%A9es/pour-une-approche-scientifique-de-la-cr%C3%A9ativit%C3%A9-7e4e54d1a2e0