Les grands groupes se ruent sur les start-up pour penser autrement par S Delanglade
Les mariages entre petites et grandes entreprises se multiplient à un rythme rapide. Il ne s’agit pas tant d’acquérir de nouvelles technologies que de stimuler le changement en apprenant à anticiper les nouveaux usages imposés par leurs clients.
L’idée de Jean-Michel Blanquer d’offrir Les Fables de La Fontaine à 150.000 élèves de CM2 est excellente. Mais les patrons du CAC 40 et des principales ETI du pays n’en auront pas besoin. En effet, la plupart d’entre eux ont déjà fait leur la morale du « Lion et du Rat » : « On a souvent besoin d’un plus petit que soi. » Ainsi va depuis trois à cinq ans la ruée des grands groupes vers les start-up à peine écloses ou les jeunes pousses déjà plus mûres de l’économie digitale. A chaque jour son acquisition : Carrefour prend une participation dans Showroomprive, la BNP rachète Compte-Nickel, Monoprix reprend Sarenza, Chanel se paie la plate-forme de vente en ligne Farfetch, CMA-CGM va « couver » dans Ze Box une quinzaine de start-up venues du monde entier, La Poste a racheté KissKissBankBank et Sodexo, FoodChéri, Total compte faire de Greenflex une tête chercheuse en efficacité énergétique, partout on ne parle plus que co-développement, incubation, stimulation.
Il y a cinq ans la priorité de Pierre-André de Chalendar était la surveillance de ses coûts, aujourd’hui c’est la transition numérique. Pour cela, il s’est notamment entouré d’une escouade de chevau-légers, légers donc plus « manoeuvrants », comme on le dit des voiliers. A priori, il « préfère créer les start-up « , comme ce fut le cas de Homly You, une plate-forme mettant en relation artisans et particuliers. Mais pour récupérer des jeunes talents ou accélérer les choses, il n’hésite pas à faire son marché. En reprenant Tolteck créateur d’un logiciel permettant aux artisans de faire des devis en cinq minutes, il a gagné un an et demi sur le sujet. Outiz, un vendeur d’outillage purement Internet, va, de son côté, élargir la gamme de Point P. Pour Chalendar, même si son business model ne lui paraît pas menacé, comme ont pu l’être ceux de l’hôtellerie ou de la presse, il faut être parano, ne rien laisser passer « multiplier les occasions de contact » en écumant les incubateurs, les concours, les challenges qui font naître des projets. Et il reflète ainsi l’attitude de la plupart de ses pairs. Patrick Pouyanné, PDG de Total, évoque une sorte de « R & D » externalisée.
David et Goliath, ça a mal fini. Bain France sous la houlette de son président, Olivier Marchal, et le fonds Raise ont donc préféré baptiser « David avec Goliath « , leur opération en faveur de l’alliance entre grandes et jeunes entreprises. Constatant à la fois une effervescence des créations d’entreprises renforcée depuis 2015, et leur forte mortalité infantile, ils sont convaincus qu’un partenariat avec un grand groupe peut éviter aux jeunes pousses ce « tunnel de la mort « . Aux associations les plus fructueuses, des prix sont décernés, comme à Phénix, très innovant dans la récupération des invendus pour sa collaboration avec Carrefour. Ces Prix sont accompagnés de recommandations de « bonnes pratiques « , telle la nécessité de ne pas ralentir la marche des jeunes « David » en leur imposant les procédures de décision lourdes inhérentes aux grands groupes. Si ceux-là fournissent visibilité et capacité d’investissement aux jeunes pousses, il ne faudrait pas qu’ils leur apportent aussi leur lourdeur, ce qui évidemment serait le contraire du but d’agilité recherché.
Pour François Darchis, le patron de l’innovation d’Air Liquide, l’essentiel n’est pas que ces vedettes rapides autour du porte-avions soient petites, c’est qu’elles pensent différemment. Son groupe a compris lors de la crise de 2009 que la conquête géographique ne suffisait plus à assurer sa croissance. Il fallait donc imaginer de nouveaux usages à ses produits. Air Liquide n’avait besoin de personne pour fabriquer les meilleurs gaz du monde mais, oui, pour changer d’état d’esprit. Pour cela, il fallait étudier les besoins du client, aller à la chasse aux idées, profiter des cerveaux en surchauffe de ces start-up, dont la raison d’être est cette invention de nouveaux besoins qu’il s’agisse de livraison de sushis ou de garde partagée d’animaux domestiques. La centenaire s’est donc ouverte à toute allure, associée sous différentes formes (incubation, participations etc.) à une centaine de start-up, bâtissant autour d’elle un écosystème dont elle veut faire « une force irrésistible ».Air Liquide ne soutient pas une société de taxis à hydrogène pour devenir une compagnie de taxis mais pour aider à l’émergence des nouveaux usages. De même, elle surveille comme le lait sur le feu toutes les réflexions lancées par des dizaines de start-up bouillonnant sur l’idée d’un pancréas artificiel régulant automatiquement le niveau de glycémie des diabétiques. Avec la conjonction logistique unique que lui donne son accès à 1,5 million de patients, elle pourrait y étendre considérablement le domaine de son activité « santé à domicile ». François Darchis se félicite en prime de la contagion innovatrice du nouvel état d’esprit injecté par capillarité dans son groupe.
La patronne de Thuasne, Elisabeth Ducottet, héraut des ETI françaises, et reine de la ceinture lombaire ne dit pas autre chose quand elle souligne qu’il n’est pas seulement question d’aller chercher des technologies mais d’opérer une « perfusion managériale « , un « greffon » qui « stimule » le changement. Comme pour Air Liquide (80 fois son chiffre d’affaires), la conviction à faire ingurgiter à toute l’entreprise est que : « c’est le client qui décide ». Les plates-formes de dialogue avec les patients fleurissent, on s’interroge sur la façon dont ils vivent leurs maladies afin de prévenir leurs besoins.. Cela change tout dans la conception des produits, dans les procédures maison. Après le « B to C » (business to consumer) qui succéda au « B to B » (business to business) voilà donc le « C to B » (consumer to business). Quoi de plus naturel que se tourner vers des plus jeunes pour réviser son alphabet. C’est aussi utile que les Fables de La Fontaine.
Source : https://www.maddyness.com/2018/07/11/ce-que-les-grands-groupes-peuvent-apprendre-de-entrepreneuriat/