Les dispositifs de soutien à l’innovation ont plus que doublé depuis quinze ans, les moyens alloués, aujourd’hui estimés à 10 milliards d’euros, aussi. Et si l’innovation est devenue une priorité des politiques publiques françaises, les effets escomptés (améliorer la compétitivité des entreprises, répondre aux défis du monde contemporain…), eux, tardent à émerger. Comment expliquer une telle situation ?
D’aucuns évoquent l’inflation et l’instabilité des dispositifs de soutien ; d’une trentaine dans les années 2000, on est passé à 62 aujourd’hui. D’autres font état d’un manque de coopération entre le public et le privé, ou encore d’un capital-investissement trop timide en France. Et si ce bilan mitigé avait encore une autre raison ? Nous défendons l’hypothèse qu’il est la conséquence d’une politique d’innovation, en France, encore trop arrimée au modèle linéaire et hiérarchique de l’économiste Joseph Schumpeter.
Soulignant l’importance accordée à la recherche en France, le rapport Pisani- Ferry révèle qu’en 2014, 70,2 % des aides de l’État en faveur de l’innovation avaient pour objectif d’accroître les capacités privées de recherche et développement (1). Ce faisant, il rejoint les critiques de Philippe Larédo, directeur de recherche à l’Institut francilien recherche innovation société (2). Ce dernier déplorait déjà, il y a six ans, le peu d’avancées sur les ambitions de la stratégie de Lisbonne centrées sur une Europe de l’innovation, alors même que les politiques européennes ont permis d’aboutir à une véritable Europe de l’enseignement supérieur et de la recherche. Ce constat est d’autant plus surprenant que nombre de rapports l’ont souligné : il n’existe pas de relation causale simple entre le nombre de chercheurs, ou les montants investis en R & D, et le taux d’innovation ou la compétitivité d’une entreprise. Ce constat n’est pas nouveau : à la fin des années 1980, c’est lui qui avait conduit les Américains Stephen J. Kline et Nathan Rosenberg à proposer un modèle d’innovation alternatif à celui de Joseph Schumpeter, à savoir le modèle de la chaîne interconnectée.
Sa particularité ? Il souligne que le processus central de l’innovation n’est pas la recherche, mais la conception, c’est-à-dire le processus par lequel un artefact créateur de valeur client émerge. La création d’un bracelet d’autonomie doté d’un service de géolocalisation permet par exemple aux personnes atteintes d’Alzheimer de sortir de chez elles en toute sécurité. A contrario, le développement d’une technologie sans création de valeur client conduit à produire des « artefacts hors d’usage ». Manque d’ergonomie, absence de convivialité et faible vitesse d’acheminement des données sont autant de raisons qui expliquent par exemple que le protocole WAP, lancé en 1999 dans l’euphorie, fut au début des années 2000 considéré comme un échec commercial.
Penserl’innovation à partir du prisme de la conception n’est pas qu’un enjeu théorique, il est aussi pratique. Cela permet de prendre conscience du risque qu’il y a à confondre politique de la recherche et politique de l’innovation. Si nombre de connaissances nouvelles créées ou d’inventions françaises, à l’instar de l’ordinateur personnel, ont été exploitées économiquement dans des pays tels que les États-Unis, et non en France, ne serait-ce pas précisément lié au fait que nous avons historiquement privilégié en France le développement de la culture scientifique à celui de la culture d’innovation ? Au niveau industriel, de nouveaux leviers d’action apparaissent également. La connaissance des usages et des attentes des clients, la qualité de la coopération des parties prenantes sont des facteurs clés du processus de conception, et donc d’innovation.
En définitive, la France apparaît aujour-d’hui davantage comme un pays d’inventeurs que d’innovateurs. Si nous souhaitons réellement dépasser cette situation et nous doter d’une capacité effective à innover, il nous faut accepter d’innover dans notre façon de penser l’innovation.