La théorie C-K, ou comment modéliser la créativité par P Le Masson
La théorie C-K a été élaborée il y a plus de 20 ans, à un moment où l’idée de « conception innovante », aujourd’hui centrale, était encore dans les limbes. D’où est venue cette percée ?
Pascal Le Masson – Partons de ce qui se passe aujourd’hui. Une entreprise compétitive ne se contente plus d’améliorer ses produits : elle modifie régulièrement leur définition. Ces changements d’identité de l’objet – que chacun a pu constater sur les téléphones mobiles devenus des smartphones – se répandent sur tous les produits. C’est un mouvement de fond.
Ce nouveau régime de conception s’est déployé depuis une vingtaine d’années. Il mobilise des méthodes nouvelles, bien différentes de celles des bureaux d’étude du XXe siècle. En cela c’est une révolution industrielle, étendue à toutes les activités. Or, dans les années 1990, lorsque ce régime commence à émerger, il renvoie les ingénieurs et les chercheurs à une énigme. Comment rendre compte de ce paradoxe qui veut que l’innovation puisse produire quelque chose dont l’identité est différente de ce qui existait auparavant, tout en étant faite de briques qui existaient déjà ?
Résoudre cette énigme – avec les atouts d’une bonne théorie : rigueur, contrôle du raisonnement, explication des faits, mise en lumière de phénomènes inédits – pouvait offrir une meilleure compréhension des phénomènes fondamentaux que l’on regroupe sous les termes de « créativité » ou « d’invention ». Cela pouvait aussi apporter une aide véritable aux ingénieurs, concepteurs, designers, confrontés collectivement à la mise en place de processus de « conception innovante » efficaces et rigoureux.
Dans les années 1990, ce défi est bien réel et c’est de cette crise de l’innovation traditionnelle qu’est sortie la première esquisse de la théorie C-K. Imaginez le bureau d’études d’une entreprise automobile à l’époque : ce ne sont plus 500 ingénieurs et techniciens comme dans les années 1960, mais 10 000. Une usine à cols blancs dont l’énergie conceptrice est en quelque sorte immobilisée : elle sait raffiner l’existant, mais il lui est très difficile d’inventer les ruptures qui pérennisent l’entreprise.
Armand Hatchuel et Benoît Weil sont parmi les quelques chercheurs qui perçoivent à la fois la crise de l’innovation industrielle classique et les enjeux scientifiques associés. Ce diagnostic va les convaincre de la nécessité d’un pari théorique qui se révélera d’une grande fécondité.
Jusqu’alors, la théorie de la connaissance et celle de la créativité étaient rigoureusement séparées. Armand Hatchuel, bientôt rejoint par Benoît Weil, remarque que ces objets un peu flous, le « brief » des designers, le pari technologique, la vision de l’architecte, sont en fait des propositions d’un même type – parfaitement rationnelles et rigoureuses – qu’on nommera, dans la théorie C-K naissante, un « concept » (C). Un concept possède une particularité originale, qui le distingue de la connaissance (K, pour knowledge) : il n’a pas de statut logique. On ne peut pas dire si la proposition est vraie ou fausse. Un concept, par exemple, c’est : « il existe des chaises sans pieds ».
De telles propositions se distinguent de celles qui ont un statut logique. La théorie C-K repose donc sur l’idée de distinguer deux mondes, l’un où les propositions ont un statut logique (l’espace K) et l’autre où les propositions sont indécidables (l’espace C). Et la grande découverte, c’est que ces espaces, tout en ayant des structures différentes, interagissent selon des mécanismes invariants et « expanseurs » : ils produisent simultanément de nouveaux objets et de nouvelles connaissances.
La distinction entre C et K agit comme un « coin » (au sens du coin de bûcheron) qui va permettre d’ouvrir l’espace de la conception innovante, d’explorer méthodiquement les deux mondes et de faire jouer leurs interactions. Le monde de l’idéation créative, des chimères, des « inconnus désirables » (l’espace des concepts C) dialogue systématiquement avec le monde du savoir, des modélisations du connu, des lois et des croyances (espace K). La conception innovante ne se réduit ni à un simple exercice de créativité ni à un accroissement de connaissances sur l’existant. La théorie C-K modélise le processus de double expansion de l’inconnu et du connu, l’un stimulant l’autre. Le savoir stimule la création et la création stimule le savoir.
Les implications intellectuelles de la théorie C-K ne cessent de s’étendre depuis sa naissance. Mais l’enjeu était aussi opérationnel. La théorie C-K provoque un changement de paradigme pour les ingénieurs et les managers : le passage de la décision à la conception. La question n’est plus de « bien » décider (d’optimiser) entre des alternatives existantes, mais surtout de générer de nouvelles et meilleures alternatives. Le manager n’est plus seulement un décideur mais un concepteur (ou du moins un pilote de la conception). Les sciences de gestion entrent dans un paradigme « post-décisionnel ». La rationalité sous-jacente à ce paradigme n’est plus seulement décisionnelle ou critique mais conceptrice.
Dans l’entreprise, on doit passer de la R&D à la RID, où le « I » désigne la fonction qui organise la conception innovante, ie la régénération des identités des techniques et des produits. Ce modèle, que nous avons pu décrire dès la fin des années 1990, annonçait les directions de l’innovation qui se distinguent de la R&D. Surtout, les outils inspirés de la théorie C-K allaient fournir à ces nouvelles fonctions d’innovation des méthodes et des processus indispensables à leur efficacité et à leur crédibilité : il n’est ni facile ni intuitif d’explorer l’inconnu avec rigueur et efficacité.
Ce n’est donc pas un hasard si la théorie a été développée au sein d’une école d’ingénieurs qui s’est fait une spécialité de former les décideurs…
La première exposition de la théorie, c’est lors d’un cours. En 1996 est lancée une option intitulée « Ingénierie de la conception », portée par Armand Hatchuel, et qui réunit Benoît Weil, Jean-Claude Sardas et Christophe Midler. Un enseignement doit exposer l’état de l’art sur les théories de la conception : théorie systématique allemande, axiomatic design de Nam P. Suh, théorie du problem solving de Herbert Simon etc… Armand et Benoît prévoient de présenter à la fin du cours quelques pistes de recherche vers une théorie plus universelle et plus « générative ». Or une hypothèse, explicitée par Herbert Simon, assimile le raisonnement de conception à la recherche (search) dans un espace connu (problem space). Cette hypothèse se retrouve, implicitement, dans toutes les autres théories. L’abandon de cette prémisse (proposé par Armand) imposait de raisonner sur un « espace inconnu », ouvrant une alternative théorique aux conséquences stimulantes à explorer. Présentée aux étudiants, la théorie passionna plusieurs d’entre eux et fut rapidement mobilisée dans des projets de fin d’études. De cette rupture allait découler la définition de l’espace des concepts (partiellement inconnu) et la possibilité d’émergence de connaissances nouvelles. La première formulation de la théorie C-K est donc née d’un cours pour élèves-ingénieurs.
Mais cette formulation fut aussi consolidée par des recherches menées avec des industriels explorant de nouvelles démarches de conception innovante, Renault et Tefal (groupe Seb), puis la RATP et Thales. Il faut insister sur la grande autonomie et le soutien qu’apporte l’Ecole des Mines à ses chercheurs, et la stimulation que provoque le modèle de recherche partenariale avec l’industrie. On a pu prendre le risque d’affronter l’énigme du raisonnement créatif et rationnel – ou de la conception innovante. Enfin, l’articulation étroite entre recherche et enseignement offre un formidable espace de prototypage théorique.
Comment s’est fait le cheminement académique de la théorie ?
Il faut attendre 2009 pour la première publication académique complète de la théorie C-K dans un journal de référence. Mais le monde académique international découvre la théorie, en 2003, au congrès de la Design Society, à Stockholm.
L’anecdote mérite d’être racontée. En 2001, un responsable de Saab Aerospace fait un benchmark mondial des recherches en conception et découvre nos travaux. Fortement intéressé, il nous propose un partenariat. Le congrès de 2003 ayant lieu à Stockholm, les organisateurs invitent pour la conférence inaugurale le vice-président de Saab Aerospace – une figure de la R&D en Suède – qui a suivi nos travaux. Et devant 2000 chercheurs, il annonce une nouvelle théorie qui permet de comprendre les innovations de Saab Aerospace et qui est très utile pour ses projets futurs. Le lendemain, Armand et benoit présentent la théorie dans une petite salle… pleine à craquer !
Cependant beaucoup de spécialistes ont du mal à comprendre que la théorie modélise aussi les mécanismes de l’invention. Sans compter le caractère abstrait de ses fondements. Pour convaincre, il faut donc un exemple d’application ambitieux et persuasif.
Or en 2003, un étudiant, Michaël Salomon, part dans une équipe du CNRS à Orléans, faire du C-K dans l’étude de l’apport des moteurs à magnésium-CO2 pour les missions martiennes. Ses résultats sont inattendus. Au bout de six mois il publie avec ses tuteurs du CNRS un papier, « Mars Rover vs. Mars Hopper », sur un nouveau véhicule qui permettrait de nouveaux modes de déplacement sur Mars. La théorie remplit clairement ses promesses. L’étudiant y gagnera une bourse de doctorat à Berkeley. La réception académique de la théorie C-K était fermement consolidée.
Dans les années 2000, C-K commence à se diffuser dans le monde industriel. S’est-elle enrichie de ce contact ?
Oui, et de façon majeure ! Aux partenaires des débuts s’ajoutent plusieurs industriels, en commençant par STMicroelectronics puis la SNCF, mais aussi des ETI comme Urgo ou Nutriset. Nous travaillons avec eux à déployer la méthode, à cerner ses conditions d’utilisation, à former les cadres. Des ouvrages comme Les Processus d’Innovation (2006) contribuent aussi à cette diffusion.
Les directeurs d’innovation sont en quête de méthodes, et ce qui leur est habituellement proposé se réduit à la gestion de projet ou aux méthodes de brainstorming. Penser avec C-K permet d’enrichir et d’évaluer les projets plus rigoureusement : on peut en apprécier la variété des alternatives, l’originalité des ruptures, la valeur créée etc. .
Le partenariat avec la RATP a été crucial. L’entreprise a une forte tradition de prospective et d’innovation, avec de grands chercheurs comme Edith Heurgon et Georges Amar qui impulsent de nouveaux paradigmes de la mobilité. Georges Amar nous demande de réfléchir à une démarche collective inspirée de la théorie C-K, et qui permettrait de mobiliser des experts venant d’horizons les plus variés, sur des sujets comme la conception du « métro du futur ».
C’est un défi. Avec des groupes de 50 à 60 experts, impossible de suivre toutes les subtilités de la théorie. Notre réponse sera de chercher la meilleure « linéarisation » d’un raisonnement C-K, celle qui préserve au mieux la générativité du processus. Ce sera KCP, qui inverse la logique du brainstorming classique.
Première différence, le brainstorming dit : « oubliez ce que vous savez ». KCP dit le contraire : « échangez d’abord sur ce que vous savez et surtout sur ce que vous ne savez pas ». Passez de l’état de l’art à l’état du non-art.
Deuxième différence, le brainstorming dit : « ayez des idées, même en désordre ». KCP entend vous guider « sur des voies où vous n’iriez pas, si on ne vous aidait pas ». Il n’y a pas d’idées en désordre total, il y a toujours un ordre implicite dans les idées elles-mêmes. On rejoint ici l’effet dit de « fixation » mis en évidence par la psychologie de la créativité. Si on laisse les individus « libres », il y aura des biais considérables dus aux connaissances communes. KCP impose une exploration méthodique de l’inconnu et donc de dépasser la fixation.
Troisième différence : le brainstorming dit : « il faudra choisir l’idée la plus intéressante parmi toutes celles qui ont été émises ». Comme s’il fallait choisir entre plusieurs possibilités d’investissement. Mais les idées ne sont pas mutuellement exclusives ! Quand on choisit une idée parmi 350 on a surtout exclu 349 idées ; et si, parmi ces 349, il y en avait une qui aidait à développer celle qu’on a retenue ? Son exclusion a peut-être tué l’idée qu’on a choisi de garder ! La théorie C-K montre que toutes les idées ont les mêmes racines et sont relatives aux connaissances réunies dans un collectif ; elles sont donc fortement interdépendantes. On cherche donc une stratégie de conception qui tienne compte de l’ensemble des possibles que l’on a imaginé… et du budget initial !
Impossible ? Pas forcément : aujourd’hui on a de nombreuses ressources pour étendre l’espace des connaissances – veille sur les concurrents et les labos, « contests », open innovation… Mieux : connaissant les interdépendances, on peut repérer que de nombreuses idées sont contrôlées par une même petite brique manquante, et si l’on travaille à sa conception on aboutira à une technologie qui serait générique, c’est-à-dire réorganisatrice d’une large part du système technique.
KCP va très vite connaître un réel succès industriel et scientifique. Les équipes grossissent, des chercheurs s’investissent, des thèses sont lancées. KCP va devenir une méthode d’entreprise, à la RATP, puis chez Thales qui va envoyer des ingénieurs et des spécialistes en marketing produit se former à Mines ParisTech. KCP a permis d’apprendre beaucoup sur les formes nouvelles de l’action collective en conception innovante, et en retour a été un des grands outils d’insertion de ces méthodes dans les organisations. Beaucoup de nos partenaires ont porté très loin ces nouvelles démarches. Citons Technip qui a expérimenté un KCP avec 1500 experts dispersés dans le monde et réunis sur un réseau social.
Les succès de la théorie C-K et de la méthode KCP appelaient une ingénierie complète de l’innovation. Pour cela nous avons soutenu l’émergence de consultants. Certains avaient suivi nos recherches depuis longtemps, comme Yvon Bellec et Domnique Lafon, fondateurs de CayaK. D’autres sont des étudiants et des docteurs formés au laboratoire qui ont créé des entreprises qui propagent la théorie, les méthodes et construisent des outils efficaces, comme STIM, créé par Benjamin Duban et Frédéric Arnoux. Nos partenaires historiques ont soutenu ces métiers qui font le go-between entre recherche et industrie et contribuent à la croissance et à la diffusion des méthodes de conception innovante.
Revenons à la carrière académique de la théorie.
Elle va de pair avec la diffusion dans le monde industriel. La chaire Théorie et méthodes de la conception innovante, créée en 2009, réunit aujourd’hui une trentaine de chercheurs, appuyés sur une quarantaine de firmes. À l’international, la diffusion dans de grandes firmes comme Airbus contribue aussi à l’intérêt pour la théorie.
Au plan scientifique, il fallait renforcer les fondements de la théorie. Armand Hatchuel note que l’espace C fonctionnerait comme un modèle d’ensembles particuliers dans lesquels il n’est pas possible de « choisir » un élément (car alors on pourrait exhiber une solution et la proposition aurait un statut logique) tant que la conception n’a pas abouti. Pas à pas, il remonte aux fondements de la théorie des ensembles et surtout au forcing, une méthode mathématique qui permet précisément de générer de nouveaux modèles d’ensemble. Elle a valu la médaille Fields à son inventeur, Paul Cohen. Armand et Benoît découvrent alors que le forcing est une théorie de la conception qui peut être mise en étroite correspondance avec la théorie C-K. C’est un résultat majeur : il existe une version « ensembliste » de la théorie C-K ! J’ai pu montrer que les conditions du forcing renvoient à des structures particulières des connaissances – qui respectent la « splitting condition » – que j’ai retrouvées dans les enseignements de Johannes Itten et de Paul klee au Bauhaus, la célèbre école de design.
En 2007, la Design Society décide alors de confier à Armand Hatchuel et au Pr Yoram Reich la création d’une section en « Design Theory ». Une trentaine de chercheurs se réunissent en janvier 2008 pour le First International Workshop on Design Theory. D’année en année, cela a fait boule de neige dans les communautés scientifiques.
Depuis, la communauté de la recherche en Design Theory s’est étendue. Autour de la Chaire de Mines ParisTech d’abord. Akin Kazakci ouvre des voies vers une data science plus conceptive. Sophie Hooge codifie les diagrammes C-K et explore la théorie des collectifs innovants. Mathieu Cassotti et Marine Agogue font le lien entre théorie C-K et psychologie du développement, ouvrant de nouvelles approches de la créativité. Anne-Françoise Schmid fait le lien avec l’épistémologie contemporaine. Vincent Bontems croise la théorie de la conception et la philosophie des techniques de Gilbert Simondon. Au-delà, le dialogue s’enrichit avec les historiens des sciences, mais aussi la chimie des procédés, les matériaux, le génie biologique, l’agronomie, la physique fondamentale – des chercheurs d’horizons divers, qui se posaient la question : qu’est-ce que concevoir, qu’est-ce qu’un raisonnement « génératif » ? Par exemple pour un chercheur qui travaille sur le gavage des neutrons, imaginer des particules, développer des approximations de l’équation de Schrödinger, c’est un objet de conception. Si on a une bonne théorie de la conception on ne conçoit pas les particules de la même façon. Ce chercheur a trouvé dans la théorie C-K une façon de repenser complètement son programme de recherches. Progressivement se constitue ainsi une nouvelle communauté académique, qui compte des centaines de chercheurs.
Quand on fait une percée à fort impact, on a un effet de percolation dans l’industrie autant que dans l’académie. Dans l’académie on trouve progressivement une place qui n’existait pas : on provoque en fait une remise en ordre par l’apparition d’un champ autonome qui va en retour nourrir les champs académiques existants.