Ne me parlez plus d’open innovation par T. Ugen
L’open innovation c’est mort
Dommage! Quand j’étais encore sur les bancs de l’école, j’avais l’impression de découvrir le concept le plus enthousiasmant du monde à travers des académiques comme Von Hippel, Lakhani, ou bien sûr Chesbrough. Mais cela faisait un certain temps que quelque chose me dérangeait à propos de l’open innovation mise en action par les entreprises françaises, et finalement, l’annonce récente de l’alliance de Numa et de Roland Berger contre «l’innovation washing» a fini par mettre des mots sur ce que je ressentais. Il faut bien dire qu’il y a une distance gigantesque entre le message porté par la théorie et sa compréhension par le monde des entreprises.
Après une quasi-décennie de crises successives et de «flight to quality», les tops managers des grandes entreprises cotées (ou non), ont sans doute privilégié le défensif au détriment de l’offensif. Autrement dit, leur boulot est devenu de «continuer à continuer».
On visite des incubateurs comme on va au zoo
Seulement, depuis un ou deux ans, on voit de plus en plus de Corporates défiler sous la bannière de l’open innovation dans les incubateurs et accélérateurs français, un peu comme au zoo pour être honnête, pour comprendre quels sont les secrets de ces entreprises qui attirent sur elles les lumières des médias et l’attention des politiques. On est bien là dans une approche de l’innovation strictement cantonnée à soutenir un écosystème (com’ quasi philanthropique) et non à y participer (business).
Je ne compte plus le nombre de responsables de communication qui m’appellent pour me demander d’accueillir un évènement pour leur Comex en réservant un mini-créneau de «pitch» pour des start-up qui sortiront déçues de l’expérience dans la vaste majorité des cas.
On oublie souvent que l’innovation, c’est le moteur numéro un de la croissance. Au sein de la plupart des grandes entreprises que j’ai eu l’occasion de croiser, innovation et croissance sont exécutés en silos. Le business et la stratégie d’un côté, l’innovation et le risque de l’autre. Pour Laurence Capron, prof. de Strat à l’Insead, auteur de l’excellent Build Borrow or Buy, on est plus orienté fonctionnel : R&D d’un côté, M&A de l’autre et partenariats entre les deux. Généralement, dans toutes les organisations, le jeu de pouvoir fait toujours que l’un des trois finit par l’emporter et orienter très fortement la roadmap et les moyens mis en œuvre par l’entreprise. Un bon contre-exemple en la matière, d’une entreprise où croissance rime avec innovation, c’est Gemalto (qui en peu d’année a fait son entrée au CAC40).
Comité de Direction de Gemalto au 1er janvier 2016 Chez Gemalto, stratégie et innovation sont tous deux placés sous la direction de Martin McCourt, EVP Stratégie et Innovation. Certainement le signal que tous les outils de la croissance (R&D, alliances, fusions acquisitions) sont utilisés à plein.
Ça coule de source mais pas toujours : tout besoin en nouvelle ressource pour exécuter une stratégie de croissance (innovante ou non) doit être adressé de manière rationnelle. Ai-je les talents pour construire la ressource en interne ? Suis-je capable d’encaisser de la dépendance envers un tiers ? Quel est mon degré de risque en intégration et quel est mon coût d’opportunité? Le framework de Capron offre une bonne piste de réflexion (ci-dessous) L. Capron, W. Mitchell (2012) Build Borrow or Buy
image: http://www.frenchweb.fr/wp-content/uploads/2016/01/open-innovation-4.png
L. Capron, W. Mitchell (2012) Build Borrow or Buy
Je veux bosser avec des start-up
Malgré tout cela, et tous les talents stratèges présents aux Comex du SBF 120, beaucoup viennent encore me voir en me disant qu’ils veulent «bosser avec des start-up». Bosser avec des start-up oui, mais pourquoi?
J’ai vu apparaître un mouvement de création de petites unités «d’open innovation» chargées, pour la plupart à budget réduit, de rencontrer un maximum d’entrepreneurs (#leurfaireperdredutemps) (on m’a encore parlé récemment d’une banque disposant d’une unité du genre et dont le principal KPI était le nombre d’entrepreneurs rencontrés), sans toujours savoir comment leur produit va rentrer dans la vision de leurs partrons. Et c’est là que le bât blesse. On sélectionne des start-up sur une base intuitu personae, on engage des tests, on sort un communiqué de presse et on ne déploie quasi-jamais, car on se rend compte que le produit ne sert pas la vision corporate, au-delà des problématiques de timings, de culture, de mode de travail.
Pour être efficace, passer par des startu-up doit suivre le même processus (en l’adaptant) que pour n’importe quelle relation client/fournisseur, partenariat, ou acquisition, en partant tout d’abord de la vision et des moyens pertinents pour la servir.
Travailler avec des startups: le nouveau RSE
Gare à «l’innovation washing» ! Dans la majeure partie des cas, l’entreprise qui communique sur un partenariat startup ne prend pas cela au sérieux.
Les start-up n’ont d’intérêt que pour leur potentiel exceptionnel de croissance
Pourquoi? Tout cela réside dans une vaste erreur. Pour les Corporates, les start-up c’est de la technologie, la technologie c’est de l’innovation, et l’innovation c’est différent du business. Or, dans un monde où la technologie devient une commodité, les start-up ne doivent pas être considérées comme des convoyeurs d’innovation tech. Les start-up n’ont d’intérêt que pour leur potentiel exceptionnel de croissance à une vitesse qui dépasse l’entendement. Seulement dans cette course, il n’existe que de rares gagnants.
Ceci n’est pas un conseil aux Corporates
Je n’ai pas de conseil à donner à qui que ce soit, mais voici ce que j’aurais tendance à dire aux Corporates qui décident de se lancer dans la course.
1. Dans la vie rien n’est gratuit : prévoyez des budgets
Un nombre de plus en plus important de start-up déploient des tests gratuits pour des grandes entreprises. Le temps, c’est la ressource principale de toute startup et généralement, les Corporates réclameront des développements ad hoc préalables à une collaboration. Ce temps de développement doit être rémunéré.
2. Méfiez-vous de l’investissement en direct
Très rares sont les exemples d’entreprises ayant réussi l’aventure du Corporate Venturing. Ce mode d’investissement requiert une équipe aguerrie en interne, pertinente sur cette classe d’actifs, naviguant dans un conflit permanent entre les intérêts du Corporate et ceux de l’entrepreneur. Pas façile (à lire). Mais, certains bons exemples existent.
Pensez à d’autres alternatives. L’investissement indirect par exemple, permet de se faire accompagner dans sa transformation par des investisseurs externes spécialisés qui voient passer quasiment l’ensemble des startups et qui bénéficient d’un point de vue unique sur l’évolution des industries traditionnelles dans le contexte de la révolution numérique. Quelques exemples : Daphni, CapHorn Invest, Partech Ventures, 360 Capital Partners, Elaia.
Ils ont le mérite d’éviter les conflits d’intérêts évoqués plus haut. Cependant investir dans un fonds externe, ça ne se fait pas à moitié. Prévoyez un ratio d’emprise sur le fonds toujours supérieur à 10% pour être un investisseur qui compte (5 à 10 millions d’euros en moyenne).
3. Raisonnez en effets de réseaux et ne pratiquez pas le business de prison
Qu’ont en commun la plupart des grands succès du web (Google, Facebook, Uber, etc.)? Ce sont des plateformes qui réunissent de multiples versants (annonceurs/développeurs/users, chauffeurs/user, etc.) et qui visent à générer des effets de réseaux. Autrement dit, plus le volume sur l’un des versants augmente, plus l’utilité de la plateforme pour les autres versants s’accroit (lire également le post de Willy Braun sur Techcrunch). A titre d’exemple grossier et de manière très synthétique, plus les utilisateurs de Google sont nombreux et résiliants, plus les annonceurs sont prêts à payer de l’acquisition (pour approfondir, lisez absolument “Information Rules” d’Hal Varian, l’actuel Chief Economist de Google). Les start-up jouent donc au jeu du “winner takes all” où le gagnant tend à imposer ce que Peter Thiel qualifie de monopole.
Hors de question de demander une exclusivité
Dans ce contexte, hors de question de demander à la startup une quelconque exclusivité qui risquerait de bloquer sa croissance. Si le potentiel de croissance est l’atout numéro 1 de la start-up, il n’y a aucun intérêt à la brider.
Beaucoup de managers font du business comme en prison
Je vois encore beaucoup de managers qui font du business comme s’ils étaient en prison : tout est une question de rapport de force, de chaine alimentaire. Or aujourd’hui, ce qui a vraiment changé c’est que le pouvoir est dans les mains des utilisateurs, on ne peut plus les berner à coup de dépenses marketing, le produit est tout ce qui compte. Et à ce jeu-là, certaines start-up tirent leur épingle du jeu. Nous sommes donc sur le point de passer de l’ère du rapport de force, à celle de la co-création de valeur plus vertueuse.
Mais alors dans cette configuration, comment aligner les intérêts d’un Corporate à ceux de la start-up? Il n’existe pas de best practices à ma connaissance en la matière mais l’exemple de Deezer et Spotify peut nous donner quelques pistes de réflexion (disclaimer : je ne suis pas insider et n’ai pas de retour d’expérience sur ces opérations). Afin de constituer leur catalogue, Deezer et Spotify ont concédé des BSA aux majors du disque qui les ont par exemple portées à 20% du capital de Deezer en août 2015. Certainement une manière de mitiger le risque et de partager l’upside pour les majors, dans un contexte de coût d’opportunité faible puisque le piratage impactait sérieusement les ventes de morceaux de musique. Je ne dis pas que c’est un exemple à suivre mais cela vaut coup d’y réfléchir.
image: http://www.frenchweb.fr/wp-content/uploads/2016/01/open-innovation-5.png
Ces deux dernières années, j’ai comme vous vu apparaître nombre de Chief Innovation Officer ou de Chief Digital Officer au sein des sociétés du SBF 120. C’est probablement un bon signal qui résulte d’une intention forte de nos entreprises françaises. Et pour être franc, je pense que la plupart sont des gens très talentueux. En revanche, d’un point de vue organisationnel, j’ai été spectateur du désarroi d’un certain nombre d’entre eux cantonnés à des rôles de transmission de culture, sans impact business réels et sans moyens mis à leur disposition.
En effet, ces rôles sont relativement nouveaux et nécessitent pour les personnes qui endossent ces responsabilités de construire leur influence auprès des business units, ce qui leur prendra encore certainement quelques années.
Plus j’y réfléchis et plus je me prends à imaginer des Chief Growth Officer dans des Comex ou des DG intrapreneurs, influents et qui porteront la vision business en activant les outils de l’innovation au service de la croissance de leur entreprise. Un bon exemple de ce manager d’un genre nouveau, c’est peut-être Ronan Le Moal du Crédit Mutuel Arkea.
Ceci n’est pas non plus un conseil aux startups
Aux startupers qui liront ce post et qui réfléchissent à travailler pour/avec des Corporates, je dirai ceci :
- Faites votre due dil: renseignez-vous sur votre futur client/partenaire et ses pratiques, personnes clés, etc.
- Préparez-vous à faire du dév ad hoc
- Ne sortez pas une ligne de code sans être payés pour
- Renoncez à une scalabilité à coût marginal zero, mais vous pouvez quand même faire quelque chose de gros
- Tout est dans le service client
- Ne perdez pas votre temps ! mieux vaut perdre un mauvais client qui reviendra de toute façon par la suite.
- Zéro exclu ! Enjoy the ride ! : si ça fonctionne, ça peut être une aventure incroyable (je ne l’ai pas vécu, mais on m’a dit :-)).
Au final, voici ce que je pense: Corporates et startups ont un vrai intérêt à aller croquer le monde ensemble, à casser les barrières culturelles et monter des géants internationaux. En France, on a besoin de corporates participant pleinement à l’écosystème des startups (via des partenariats et des acquisitions) et des startups ayant également leur place au sein des écosystèmes corporates.
Que vous soyez côté corporate ou start-up, j’espère que ce billet résonnera bien avec votre expérience, et si ce n’est pas le cas, je serais heureux de recevoir vos contradictions.